Revues scientifiques

Genre Éducation Formation, 1(1) 2017

« On ne naît pas femme, on le devient. » : l’importance de la question du genre en éducation est au cœur de la citation féministe la plus célèbre du monde francophone : cette phrase de Simone de Beauvoir (1949, p.285) est connue par la femme et l’homme de la rue, quand bien même elle et il n’auraient aucune connaissance en études de genre. À partir du moment où il est affirmé qu’aucune nature, qu’aucune biologie, qu’aucun destin pré-écrit ne permet d’expliquer (et de justifier) le monde social, à l’instant où on admet que « l'intervention d'autrui dans la vie de l'enfant est presque originelle et que dès ses premières années sa vocation lui est impérieusement insufflée » (de Beauvoir, 1949, p.286), alors la question du genre en éducation et en formation devient centrale pour comprendre l’organisation sexuée de la société.

 

Des écrits très anciens traitant d’éducation statuent sur la place du genre… ou plutôt des femmes, ne serait-ce que pour les exclure explicitement de l’acquisition et de la production des savoirs. Les dialogues de Socrate (Xenophon, 2015) définissent un périmètre étroit d’apprentissage, car la jeune fille « doit voir le moins de choses possible, entendre le moins possible, poser le moins de questions possible » puisque tout lui serait enseigné par son mari. La première épitre de Paul impose aux femmes d’apprendre dans la soumission et lui interdit d’enseigner, car se serait prendre autorité sur l’homme.

 

On comprend dès lors que l’accès à l’éducation constitue un bon indicateur des rapports de domination qui règnent dans une société, car le groupe dominant a l’habitude de décider de ce que les dominé·es doivent savoir et de ce qu’elles ou ils n’ont pas besoin d’apprendre. L’égalité en éducation est un enjeu de taille, car l’accès au savoir est avant tout un accès au pouvoir, mais aussi un accès aux outils qui permettent de critiquer la manière dont le pouvoir est exercé.

 

Par la sélection et la distribution inégale des savoirs, l’éducation fabrique du genre. Les différents champs théoriques qui s’intéressent à l’éducation ont compris qu’il s’agissait d’« une catégorie utile d’analyse historique » (Scott, 1988) qui permet simultanément d’insister sur le caractère socioconstruit du masculin et du féminin et de référer à « une façon première de signifier des rapports de pouvoir » (p. 141).

 

La sociologie matérialiste met l’accent sur les rapports sociaux de sexe qui produisent continuellement un système de représentation qui hiérarchise le masculin et le féminin : le masculin, supposé être l’apanage des hommes, valant plus que le féminin, supposé être dans la nature des femmes. La psychologie s’intéresse au genre comme producteur de normes de sexe bicatégorielles, attribuant des compétences dites « féminines » ou « masculines » aux individus, indépendamment de leur catégorie de sexe, et sans que cet arbitraire ne remette en cause la hiérarchie entre masculin et féminin. Le concept de genre a également extrait le masculin de l’universel et a ouvert la voie à l’étude des masculinités. En renouvelant la réflexion autour des identités, le genre a permis d’étudier les sexualités, en particulier dans le domaine des études queer qui remettent fondamentalement en cause la pertinence de la bicatégorisation de sexe et revendiquent l’apparition d’identités de genre fluides, non binaires.

 

L’opérationnalisation de ces théorisations dans le domaine des sciences de l’éducation se fait sous forme de dispositifs qui tendent à se répartir en deux catégories. Les premiers placent au centre de leur action la lutte contre les discriminations (luttes contre les stéréotypes, le sexisme ordinaire, les LGBTQI phobies, le harcèlement, la violence de genre, l’accueil des publics issus de l’immigration…) avec l’idée que la suppression des mécanismes discriminants permettra plus d’égalité. Les seconds entrent par la question de l’égalité dont la mise en œuvre, à tous les degrés et dans tous les espaces mettra fin aux discriminations (pédagogie de l’égalité, gender mainstreaming, accès à tous les métiers, mise en œuvre d’une mixité réelle dans la classe ou en formation…).

 

In fine, que l’on parle de didactique ou de pédagogie, qu’on l’aborde de manière transversale ou disciplinaire, qu’il s’agisse éducation des enfants ou de formation des adultes, que l’on se situe dans des institutions de formation ou dans des contextes non formels, il s’agit toujours de venir à bout de la hiérarchie qui existe entre les sexes et les sexualités, soit en formant les individus de manière égalitaire, soit en débarrassant l’éducation des inégalités qui la traversent.

 

Pour autant, les rapports sociaux de sexe ne sont pas isolés des autres rapports sociaux par lesquels un groupe d’individus exerce son pouvoir sur d’autres groupes. Les rapports sociaux consubstantiels (Kergoat, 2009) qui façonnent l’expérience individuelle se fabriquent à partir des multiples logiques de pouvoir établies sur les critères de la classe sociale, du handicap, de la racisation, ethnicisation des individus, des catégories de sexe ou de sexualité. Les conséquences individuelles et collectives s’avèrent plus complexes que la somme d’avantages ou d’inconvénients de chaque rapport pris isolément, plus imbriquées qu’une simple superposition. Ces imbrications participent de la construction d’un ordre social pluridimensionnel hiérarchisé qui n’épargne pas les sphères de l’éducation ou de la formation puisque la société fait l’école.

 

Bien qu’aujourd’hui, il parait impensable de faire abstraction du genre quand on parle d’éducation, cette dimension a été jusque récemment considérée comme anecdotique, voire, inexistante en recherche comme dans les politiques éducatives. Comme l’ont souligné les auteures féministes des années 70-80 (dont Delphy, 1970 ; Kandel, 1975 ; Mosconi, 1989), la sociologie française de l’éducation des années 1960-1970 s’est essentiellement préoccupée des inégalités de classes, reportant la « variable sexe » à un niveau secondaire (Prost, 1986). Suite au texte pionnier de Liliane Kandel (1975) qui pointait le fait que le système éducatif français - malgré les principes d’égalité qui l’anime - discrimine les filles et les femmes, des ouvrages fondateurs de ce champ paraissent dans les années 1990. Nicole Mosconi (1994) interroge les effets de la mixité scolaire et crée peu à peu le concept de « rapport sociosexué au savoir » : si tous les individus ont le droit d’acquérir tous les types de savoir, dans les faits, certains savoirs sont considérés comme tabous ou infamants, naturels ou transgressifs selon sa classe sociale et sa catégorie de sexe. De son coté, Marie Duru-Bellat (1990) rend compte de la façon dont l’école prépare les filles et les garçons à des rôles sociaux distincts.

 

Qu’en est-il quarante plus tard ? La recherche sur le genre en éducation et formation s’est déployée dans de nombreuses directions et ses résultats principaux ne font plus réellement débat dans les cercles scientifiques : l’orientation est sexuée au même titre que l’emploi est sexué ; les prises de paroles en classe sont déséquilibrées en faveur des garçons ; les contenus d’enseignement sont loin d’être exempts de stéréotypes sexués ; les garçons de milieu populaire sont surreprésentés parmi les élèves en échec et constituent le gros des effectifs des décrocheurs ; paradoxalement, les filles malgré leurs brillants résultats scolaires restent minoritaires dans les filières d’excellence ; quel que soit leur diplôme, elles le rentabilisent moins bien que les garçons sur le marché du travail ; leur expérience ordinaire des faits d’un sexisme latent et permanent à leur encontre, les amène à construire des stratégies de réussite scolaire, mais de soumission sociale.

 

Pourtant en quarante ans, le politique n’a pas lésiné : dans les différents pays francophones, une armada de textes institutionnels affirme et réaffirme au fil du temps l’importance des enjeux : circulaires, recommandations, lois sur l’instruction publique, Bulletins officiels, plans d’études, programmes ou quel que soit le nom donné d’un pays à l’autre, ils font tous la promotion de l’égalité entre les sexes. Mais de quelle égalité parle-t-on ? Pour quels enjeux ? Quels objectifs ? Avec quels moyens ? Si dans les sciences de l’éducation, comme dans le reste des sciences humaines et sociales, les discours essentialistes sont devenus très minoritaires, le bienfondé des études de genre pour comprendre les phénomènes éducatifs ne va pas encore de soi. Pourtant, la recherche est plus prolifique que jamais : les mémoires, les thèses, les habilitations se soutiennent sur les questions de genre et d’éducation ou formation. En formation aussi, les avancées sont notables, les parcours spécialisés font leur apparition, dans les parcours ordinaires des modules émergent aussi... encore en marge, ou marginalisés ainsi qu’on peut le regretter en Europe francophone comme au Québec. Ce qui est frappant aujourd’hui, c’est l’écart entre le fort intérêt des étudiant·es, d’un nombre croissant d’enseignant·es et de formateur·trices pour les questions de genre et la faiblesse des moyens accordés pour ces enseignements, leur manque de reconnaissance en soi, l’étroitesse de la place qu’on leur réserve... c’est bien parce qu’il le faut, parce que la loi l’impose : beaucoup considèrent toujours ces questions comme de second ordre...

 

Cinq ans après la création de l’Association de Recherche sur le Genre en Éducation et Formation en août 2012 au Congrès international des recherches féministes francophones (CIRFF) de Lausanne, nous affirmons notre volonté d’aller plus loin en créant la première de revue électronique francophone : Genre Éducation Formation (GEF) accordant une place spécifique aux questions d’éducation et de formation envisagées à partir des études de genre dans leur pluralité d’orientation et de points de vue. Cette nouvelle revue dans le paysage scientifique répond à un véritable besoin de débat et de partage sur les questions qui nous préoccupent et tombe à point nommé pour contribuer au débat sociétal.

https://revuegef.org/numero/1